Le Damné
La salle d’armes correspondait exactement à l’idée que l’on s’en fait d’ordinaire. Toutes sortes d’armes – épées, dagues, piques, lances, bâtons, baïonnettes, fouets, massues, haches et arcs – étaient accrochées aux murs. Des sacoches en cuir remplies de flèches pendaient sur des crochets, et des bottes, jambières et gantelets s’entassaient çà et là. Une odeur de fer, de cuir et d’acier poli imprégnait l’air. Alec et Jace étaient assis à une grande table au centre de la pièce, la tête penchée sur un objet posé entre eux. Jace leva les yeux à l’approche de Clary :
— Où est Hodge ?
Il écrit aux Frères Silencieux.
Alec réprima un frisson :
— Berk.
Clary s’avança vers la table en s’efforçant d’ignorer son regard :
— Qu’est-ce que vous faites ?
— On met la touche finale à ça.
Jace s’écarta pour lui montrer trois longs cylindres en argent qui n’avaient pas l’air particulièrement dangereux :
— Voici Sanvi, Sansavi et Semangelaf. Ce sont des poignards séraphiques.
— On ne dirait pas des poignards. Comment les avez-vous fabriqués ? Avec de la magie ?
Alec prit l’air outragé, comme si elle venait de lui demander d’enfiler un tutu et d’exécuter une pirouette.
— Ce qu’il y a de drôle avec les Terrestres, observa Jace sans s’adresser à elle en particulier, c’est qu’ils s’intéressent beaucoup à la magie, alors qu’ils ne savent même pas ce que ce mot signifie.
— Je sais ce qu’est la magie ! S’offusqua Clary.
— Non, tu crois le savoir, nuance. La magie est une force obscure élémentaire. Rien à voir avec ces histoires de baguettes magiques et de boules de cristal.
— Je n’ai jamais dit ça...
Jace l’interrompit d’un geste :
— Tu peux décréter qu’une anguille électrique est un canard en plastique, elle n’en sera pas un pour autant, n’est-ce pas ? Et je plains le pauvre idiot qui déciderait de prendre un bain avec une anguille.
— Tu racontes n’importe quoi !
— Mais non, répondit Jace d’un air digne.
— Mais si, intervint Alec. Écoute, on ne fait pas de magie, point, ajouta-t-il sans accorder un regard a Clary. C’est tout ce que tu as besoin de savoir.
Clary était tentée de répliquer, mais elle se ravisa. Alec ne semblait déjà pas beaucoup l’aimer ; il était inutile d’en rajouter. Elle se tourna vers Jace :
— Hodge m’a autorisée à passer chez moi.
Jace faillit en faire tomber le poignard séraphique qu’il tenait à la main :
— Quoi ?
— Il veut bien que je jette un œil sur les affaires de ma mère, à condition que tu m’accompagnes.
— Jace ! soupira Alec, mais celui-ci l’ignora.
— Si tu tiens vraiment à prouver que ma mère ou mon père étaient des Chasseurs d’Ombres, reprit Clary, il va falloir fouiller ses effets personnels. Enfin, ce qu’il en reste.
— Droit dans la gueule du loup ! dit Jace en souriant. Bonne idée. Si on part maintenant, on aura encore trois à quatre heures de jour.
— Vous voulez que je vienne avec vous ? proposa Alec comme Clary et Jace se dirigeaient vers la porte. ! Clary se retourna : il s’était à moitié levé de sa chaise et les fixait d’un regard brillant d’impatience.
— Non, ce n’est pas la peine, répondit Jace sans se retourner. Nous pouvons régler ça tout seuls.
Alec jeta à Clary un regard venimeux. Elle referma la porte avec soulagement. Jace s’éloignait dans le couloir à grandes enjambées, et elle dut presque courir pour le rattraper.
— Tu as tes clés ? demanda-t-il.
— Oui.
— Bien. Remarque, on pourrait toujours entrer par effraction, mais il vaut mieux ne pas risquer d’attirer l’attention d’éventuels guetteurs.
— Si tu le dis…
Le couloir débouchait sur un hall dallé de marbre, avec une grille en fer noir au fond. Jace appuya sur un bouton près de la grille, qui s’alluma, et alors seulement Clary comprit qu’il s’agissait d’un ascenseur. Il s’ébranla dans un grincement.
— Jace ?
— Oui ?
— Comment savais-tu que j’avais du sang de Chasseur d’Ombres ? Qu’est-ce qui t’a mis la puce à l’oreille ?
L’ascenseur émit une dernière plainte en s’arrêtant à leur niveau. Jace déverrouilla la grille. L’intérieur de l’ascenseur faisait penser à la cage d’un oiseau, avec ses cloisons en fer forgé et ses dorures.
— J’ai deviné, répondit Jace en refermant la grille derrière eux. C’est l’explication la plus probable.
— Tu as deviné ? Tu devais être sacrément sûr de toi, étant donné que tu aurais pu me tuer avec ton tatouage !
Jace pressa un bouton sur la paroi, et l’ascenseur se mit à descendre ; Clary sentit les vibrations de la machine lui parcourir tout le corps.
— J’étais sûr à quatre-vingt-dix pour cent.
— Je vois...
Le garçon avait dû percevoir un changement dans la voix de Clary, car il se tourna vers elle. Elle lui assena alors une gifle qui manqua lui faire perdre l’équilibre. Surpris, il porta la main à sa joue :
— Pourquoi tu as fait ça ?
— Pour les dix pour cent qui restent, répondit-elle.
La descente s’effectua dans un silence de mort.
Jace ne desserra pas les dents pendant tout le trajet en train jusqu’à Brooklyn. Clary ne le quitta pas d’une semelle pour autant : elle se sentait un peu coupable, surtout quand elle contemplait la marque rouge que sa main avait laissée sur sa joue.
Le silence ne la dérangeait pas vraiment, au moins sa lui permettait de réfléchir. Elle se repassait mentalement la conversation avec Luke, encore et encore. Ce souvenir, douloureux comme une rage de dents, elle ne parvenait pas à le chasser de son esprit.
Au fond du compartiment, deux adolescentes assises sur une banquette riaient sous cape. C’était ce genre de filles que Clary ne supportait pas à St Xavier, avec leurs mules rose bonbon et leur faux bronzage. D’abord, elle crut qu’elles se moquaient d’elle ; puis elle s’aperçut, surprise, que c’était Jace qu’elles regardaient.
Elle se rappela la blonde du café qui lorgnait Simon. Les filles avaient toujours cet air-là quand un garçon leur plaisait. Avec tout ce qui s’était passé, Clary avait presque oublié que Jace était séduisant. Il n’avait pas les traits délicatement ciselés d’Alec, mais son physique était plus intéressant. A la lumière du jour, ses yeux avaient la couleur du miel et en ce moment même ils étaient... braqués sur elle. Il leva un sourcil :
— Tu as quelque chose à me dire ?
Clary décida sur-le-champ de trahir la cause féminine :
— Ces filles, là-bas, à l’autre bout du compartiment... Elles te regardent.
Jace répondit avec une complaisance tranquille :
— C’est normal, je suis beau à tomber par terre.
— Ce n’est pas la modestie qui t’étouffe !
— La modestie ? C’est un concept de laid. Les humbles régneront peut-être un jour sur le monde ; en attendant, il appartient aux vaniteux.
Il adressa un clin d’œil aux deux filles, qui se cachèrent derrière leurs cheveux en gloussant.
— Comment se fait-il qu’elles te voient ? demanda Clary avec un soupir.
— Les charmes sont un vrai casse-tête. Quelquefois, on en fait l’économie.
L’incident avec les filles dans le train parut améliorer son humeur. Comme ils quittaient la station et prenaient la direction de l’appartement, il sortit l’un des poignards séraphiques de sa poche et se mit à jouer avec en sifflotant.
— Tu es vraiment obligé de faire ça ? demanda Clary. C’est agaçant.
Pour toute réponse, Jace siffla plus fort.
— D’accord ! Je te demande pardon de t’avoir frappé.
— Heureusement que c’est moi. Alec t’aurait rendu ta gifle.
— Oui, j’ai l’impression que ça le démange, dit Clary en shootant dans une canette de soda vide. Comment t’a-t-il appelé ? Para quelque chose ?
— Parabatai. Ce mot désigne deux guerriers qui combattent côte à côte comme des frères. Alec est plus que mon meilleur ami. Mon père et le sien étaient desparabatai dans leur jeunesse. Son père est aussi mon parrain, c’est pourquoi j’habite avec eux. Ils sont ma famille adoptive.
— Mais tu ne t’appelles pas Lightwood.
— Non, répondit-il sans autre explication.
Clary l’aurait bien questionné davantage, mais ils étaient arrivés chez elle, et son cœur s’était mis à battre la chamade. Elle avait les mains moites et les oreilles bourdonnantes. Elle s’arrêta à côté des haies de buis et leva lentement la tête, s’attendant à trouver des cordons de police devant l’entrée, du verre brisé sur la pelouse, et l’immeuble réduit à un tas de décombres.
Il n’y avait rien à signaler. Baignant dans la lumière réconfortante de l’après-midi, la bâtisse semblait irradier. Des abeilles butinaient paresseusement sur les rosiers poussant sous les fenêtres de Mme Dorothea.
— Tout a l’air normal.
— Vu de l’extérieur, oui.
Jace sortit de sa poche un de ces objets en métal et plastique qu’elle avait pris pour un téléphone portable.
— C’est un Détecteur ? demanda Clary. A quoi ça sert ?
— A capter les fréquences, comme une radio, sauf que ces fréquences-là sont d’origine démoniaque.
Jace tint le Détecteur devant lui en s’approchant de l’Immeuble. L’appareil se mit à clignoter faiblement tandis qu’ils gravissaient le perron, puis s’arrêta. Jace fronça les sourcils…
— Il relève des traces d’activité, mais c’est peut-être ce qui reste de l’autre nuit. Le signal n’est pas assez fort pour prouver la présence de démons.
Clary laissa échapper un soupir de soulagement. Elle se baissa pour prendre ses clés attachées à ses lacets, et en se redressant elle remarqua des éraflures sur la porte de l’immeuble. La dernière fois, il devait faire trop sombre, car elle ne les avait pas vues. Elles ressemblaient à des marques de griffes.
Jace la retint par le bras :
— Je vais passer le premier.
Clary aurait voulu rétorquer qu’elle n’avait pas besoin de se cacher derrière lui, mais les mots lui manquèrent. Elle était aussi terrifiée que le jour ou elle avait vu le Vorace. La peur lui laissait un gout métallique dans la bouche.
Jace poussa la porte et lui fit signe de le suivre. Une fois dans le hall, elle scruta l’obscurité. L’ampoule du plafonnier n’avait toujours pas été changée, la verrière était trop sale pour laisser filtrer la moindre clarté et des ombres s’étiraient sur le marbre ébréché du sol. Sous la porte close de Mme Dorothea, aucun rai de lumière... Clary pria pour qu’il ne lui soit rien arrivé.
Jace passa la main sur la rampe de l’escalier. Quand il la retira, elle était maculée d’une substance rouge sombre.
— Du sang.
— C’est peut-être le mien, suggéra Clary.
— Il aurait séché, depuis le temps. Viens.
Il monta l’escalier, Clary sur ses talons. L’étage était plongé dans l’obscurité, et elle dut s’y prendre à trois fois pour insérer la bonne clé dans la serrure. Jace penché au-dessus d’elle, cachait mal son impatience !
— Ne me souffle pas dans le cou, chuchota-t-elle avec colère.
Sa main tremblait. Enfin, la serrure céda avec un cliquetis.
— J’y vais le premier, dit Jace en retenant Clary.
Elle hésita, puis s’écarta pour le laisser passer. Elle avait les mains moites, et la chaleur n’y était pour rien. En fait, il faisait frais dans l’appartement, presque froid. Elle frissonna.
Le salon était vide. Entièrement vide, comme le jour où elles avaient emménagé. Les murs et le sol étaient nus, les meubles avaient disparu, même les rideaux avaient été ôtés des fenêtres. Des taches plus claires sur le mur indiquaient l’emplacement des tableaux de sa mère. Comme dans un rêve, Clary suivit Jace jusqu’à la cuisine.
Elle était tout aussi vide : le réfrigérateur avait disparu, ainsi que la table et les chaises. Les placards étaient ouverts et on avait enlevé le contenu de leurs étagères.
— Que pourraient bien faire les démons de notre micro-ondes ? Lâcha Clary dans un souffle.
Jace secoua la tête en souriant :
— Je l’ignore, et je ne sens aucune présence démoniaque pour le moment. A mon avis, ils ont déguerpi depuis belle lurette.
Clary jeta un dernier regard autour d’elle. Elle nota distraitement qu’on avait nettoyé la tache de Tabasco sur le sol.
— Tu es contente ? demanda Jace. Il n’y a rien ici.
— Je veux voir ma chambre.
Jace allait répondre, puis il se ravisa.
— S’il faut en passer par là... dit-il en glissant le poignard séraphique dans sa poche.
La lumière du couloir ne fonctionnait plus, mais Clary n’en avait pas besoin pour se repérer. Suivie de près par Jace, elle trouva à tâtons la porte de sa chambre et posa la main sur la poignée. Elle était froide dans sa paume, comme un glaçon sur la peau nue. Jace lui jeta un regard furtif. Elle tourna la poignée, qui céda lentement. On eût dit que, de l’autre côté de la porte, quelque chose la retenait...
Soudain, le battant vola en éclats, projetant Clary contre le mur du couloir. Elle se cogna à la paroi et roula sur le ventre. En se redressant, elle entendit un rugissement sourd.
Jace, plaqué lui aussi contre le mur, fourrageait dans sa poche, le visage figé par la surprise. Devant lui, tel un géant sorti d’un conte de fées, se dressait un homme massif qui tenait une hache dans son énorme main. Des haillons sales couvraient sa carcasse répugnante, ses cheveux emmêlés étaient collés par la crasse. Il dégageait une odeur de sueur rance et de chair putride. Clary fut soulagée de ne pas pouvoir distinguer son visage : son dos était déjà une vision d’horreur à lui seul.
Jace leva son poignard séraphique et cria : « Sansavi ! », libérant une lame du tube en métal. Clary songea à ces cannes des vieux films qui dissimulaient une baïonnette qu’on actionnait d’une simple pression du doigt. Mais elle n’avait jamais vu de lame semblable à celle-ci : elle était transparente comme du verre, incroyablement effilée, et presque aussi longue que son avant-bras. Le poignard brillait dans l’obscurité. Jace frappa l’homme gigantesque, qui recula avec un hurlement. Puis il fit volte-face et se précipita sur Clary. Il la prit par le bras et la poussa devant lui dans le couloir. Elle entendait la chose dans leur dos ; ses pas résonnaient comme des poids en plomb qu’on aurait laissé tomber sur le sol.
Les deux jeunes gens atteignirent l’entrée, puis bouchèrent sur le palier. Jace eut le temps de claquer la porte derrière eux. Clary entendit le « clic ! » de la serrure automatique et retint son souffle. Un énorme choc retentit à l’intérieur de l’appartement ; la porte se mit à trembler sur ses gonds. Clary battit en retraite vers l’escalier. Jace regarda dans sa direction : une lueur d’excitation démente brillait dans ses yeux :
— Descends ! Sors de...
Un autre coup se fit entendre, et cette fois les gonds de la porte cédèrent. Jace fit un écart pour éviter d’être écrasé en se déplaçant si vite que Clary le vit à peine bouger : en une fraction de seconde, il se retrouva sur la première marche de l’escalier telle une étoile filante, le poignard scintillant dans sa main. Il se tourna vers elle pour lui crier quelque chose, mais ses mots furent noyés par le rugissement de la créature qui fonçait sur lui en fendant l’air de sa hache. Clary se plaqua contre le mur. Jace se baissa, et la lourde lame s’enfonça dans la rampe d’escalier.
Jace éclata de rire, ce qui mit le monstre en fureur. Abandonnant sa hache, il se rua sur le garçon en levant ses poings énormes. Celui-ci fit virevolter son poignard avant de l’enfoncer jusqu’à la garde dans l’épaule du géant, qui chancela, puis tomba en avant, les bras tendus. Jace sauta de côté, mais il ne fut pas assez rapide : les mains monstrueuses se saisirent de lui, et le géant l’entraîna dans sa chute. Jace poussa un seul cri. S’ensuivit un vacarme terrible ; puis le silence revint.
Clary dévala les marches quatre à quatre. Jace était étendu au pied de l’escalier, le bras replié sous lui. Le géant gisait en travers de ses jambes, la garde du poignard dépassant de son épaule. Il était encore en vie, et de l’écume rougeâtre s’échappait de sa bouche, Clary pouvait voir son visage à présent, blême et parcheminé, lacéré d’horribles cicatrices noirâtres qui masquaient ses traits. A la place des yeux, il avait des orbites suppurantes et rougies de sang. Réprimant un haut-le-cœur, Clary descendit les dernières marche en trébuchant, enjamba le corps du monstre et s’agenouilla à côté de Jace.
Il ne bougeait plus. Elle posa la main sur son épaule : sa chemise était poissée de sang, le sien ou celui du géant, elle n’aurait su dire.
— Jace ?
Il ouvrit les yeux :
— Il est mort ?
— Presque.
Jace grimaça de douleur :
— Mes jambes...
— Ne bouge pas.
Elle le prit par les bras et tira pour le dégager. Il poussa un gémissement en libérant ses jambes de sous la carcasse agitée de spasmes de la créature, et se releva tant bien que mal, le bras gauche plaqué contre le torse.
— Comment va ton bras ?
— Il est cassé. Tu peux fouiller dans la poche droite de ma veste ? Prends le poignard séraphique et donne-le-moi.
Clary hésita un instant avant de s’exécuter. Elle était si près de Jace qu’elle sentait son odeur, un mélange de sueur, de savon et de sang. Son souffle lui chatouillait le cou. Elle referma la main sur le tube en métal et le tendit à Jace sans le regarder.
— Merci, dit-il.
Ses doigts effleurèrent les contours de l’arme et il prononça : « Sanvi. » Le tube libéra une lame effilée dont la lumière illumina le visage de Jace.
— Ne regarde pas, dit-il en se penchant sur le corps balafré de la créature.
Il leva le poignard au-dessus de sa tête et l’abattit. Du sang jaillit de la gorge du géant, éclaboussant les bottes de Jace.
Clary s’attendait à ce que la chose disparaisse en se ratatinant sur elle-même, comme le gamin du Charivari. Mais il n’en fut rien. Une odeur de sang, puissante et métallique, envahit l’atmosphère. Jace était livide ; Clary n’aurait pas su dire si c’était dû à la douleur ou au dégoût.
— Je t’avais dit de ne pas regarder !
— Je croyais qu’il disparaîtrait. Qu’il retournerait dans sa propre dimension, tu sais.
— Ça, c’est ce qui arrive aux démons quand ils meurent.
Jace ôta sa veste avec une grimace de douleur :
— Là, ce n’était pas un démon.
De sa main droite, il sortit quelque chose de sa ceinture. C’était l’objet lisse en forme de cylindre qu’il avait utilisé pour imprimer des cercles sur la peau de Clary. A sa vue, elle sentit des picotements dans son avant-bras.
Jace esquissa un pâle sourire :
— Ceci est une stèle.
Il effleura avec l’objet une marque sur son bras dont la forme étrange évoquait une étoile. Deux de ses branches étaient détachées du dessin.
— Et voici la marche à suivre quand un Chasseur d’Ombres est blessé.
De la pointe de la stèle, il traça une ligne reliant les deux branches de l’étoile. La marque se mit à briller comme sous l’effet d’une encre phosphorescente, puis s’imprima dans sa peau à la manière d’un objet qui s’enfonce dans l’eau, laissant une empreinte fantomatique : une cicatrice pâle et fine, presque invisible.
Une image s’insinua dans l’esprit de Clary : le dos nu de sa mère en maillot de bain, ses omoplates et le creux de sa colonne vertébrale mouchetés de minuscules marques blanches. Une image sans doute issu d’un rêve : le dos de sa mère n’était pas vraiment comme ça, elle en était certaine. Mais cette vision la hantait.
Jace laissa échapper un soupir, et ses traits se détendirent. Il remua le bras, doucement d’abord, puis avec plus de facilite, le leva et le baissa en serrant le poing. Visiblement, il n’était plus cassé.
— Incroyable ! Souffla Clary. Comment...
— C’est une iratze, une rune de guérison, répondit Jace. La stèle sert à l’activer.
Il glissa le fin cylindre dans sa ceinture et remit sa veste. De la pointe de sa botte, il tâta le corps du géant.
— Il va falloir faire un rapport à Hodge. Il en sera Malade ! ajouta-t-il, comme si la perspective d’inquiéter Hodge l’amusait.
Clary songea que Jace était du genre à aimer l’action, même si les choses tournaient mal.
— Si je comprends bien, c’est parce que cette chose n’est pas un démon que le Détecteur n’a pas signalé sa présence ?
Jace hocha la tête :
— Tu vois ces cicatrices sur son visage ? C’est une stèle qui en est à l’origine. Une stèle comme celle-ci.
Il tapota le cylindre qui pendait à sa ceinture.
— Tu m’as demandé ce qu’il arrivait quand on marquait quelqu’un qui n’est pas de notre sang. Une seule Marque ne peut que brûler. En revanche, plusieurs, imprimées dans la chair d’un être humain ordinaire qui n’a pas de Chasseur d’Ombres parmi sa descendance, donnent cela.
Il montra le corps à ses pieds :
— Les runes sont extrêmement douloureuses. Les marqués perdent la raison, la souffrance les rend fous. Ils deviennent des tueurs féroces, sans états d’âme. Ils ne mangent ni ne dorment, à moins qu’on ne les force, et ils meurent très vite, d’habitude. Les runes possèdent un grand pouvoir ; elles peuvent être utilisées pour faire le bien comme le mal. Les Damnés sont des créatures mauvaises.
Clary le dévisagea, horrifiée :
— Qui est derrière tout ça ?
— Un sorcier, peut-être, ou une Créature Obscure laissée du mauvais côté. Les Damnés restent loyaux envers ceux qui les ont marqués. Ils obéissent à des ordres simples. Imagine... une armée d’esclaves.
Il enjamba le cadavre et jeta un œil à Clary par dessus son épaule :
— Je retourne là-haut.
— Mais... il n’y a rien à voir !
— Il n’était peut-être pas seul. Attends-moi ici.
Il commença à monter l’escalier.
— A ta place, je resterais où je suis, dit une voix stridente et familière. D’autres viendront, sois-en sûr.
Jace, qui avait presque atteint le palier, fit volte-face et scruta l’obscurité. Clary, quant à elle, avait immédiatement reconnu la voix.
— Mme Dorothea ?
La vieille dame hocha la tête d’un air solennel. Debout sur le seuil de son appartement, elle portait une espèce de robe d’intérieur violette en soie sauvage qui ressemblait un peu à une tente. Des chaînes en or étincelaient à ses poignets et à son cou. Ses longs cheveux méchés de gris s’échappaient d’un chignon enroulé au sommet de son crâne.
Jace la fixa avec surprise :
— Mais...
— D’autres quoi ? demanda Clary.
— D’autres Damnés, répondit Dorothea avec un enjouement qui ne se prêtait guère aux circonstances.
Elle parcourut du regard le hall d’entrée :
— Vous avez semé une sacrée pagaille ! Et je parié que vous n’avez pas l’intention de réparer les dégâts. C’est typique !
— Mais vous êtes une Terrestre ! Parvint enfin à articuler Jace.
— Bien observé, répliqua Dorothea. L’Enclave a dû briser le moule après toi.
Sur le visage du garçon, la stupéfaction laissa bientôt place à la colère :
— Vous connaissez l’Enclave ? Vous étiez au courant de son existence, vous saviez qu’il y avait des Damnés dans cette maison, et vous ne l’avez pas prévenue ? C’est un crime contre l’Alliance...
— Ni l’Enclave ni l’Alliance n’ont jamais rien fait pour moi rétorqua la voyante, les yeux étincelants de colère. Je ne leur dois rien.
Pendant un instant, son accent new-yorkais rugueux avait fait place à une intonation plus grave, plus dure, que Clary ne lui connaissait pas.
— Arrête, Jace, dit-elle.
— Elle se tournant vers Mme Dorothea :
— Si vous connaissez l’existence de l’Enclave et des Damnés, alors vous savez peut-être ce qui est arrivé à mu mère ?
Dorothea secoua la tête en faisant tinter ses boucles d’oreilles. La compassion se lisait sur son visage :
— Si j’ai un conseil à te donner, c’est d’oublier ta mère. Elle n’existe plus.
Clary sentit le sol se dérober sous ses pieds.
— Vous voulez dire qu’elle est morte ?
— Non, répondit Dorothea comme à regret. Je suis sur qu’elle est encore en vie. Pour le moment.
— Alors, il faut que je la retrouvé ! s’écria Clary.
Le monde avait cessé de vaciller. Jace se tenait derrière elle, la main posée sur son bras comme pour la réconforter, mais elle n’y prêta pas attention.
— Vous comprenez ? Il faut que je la retrouve avant…
Mme Dorothea l’interrompit d’un geste :
— Je ne veux pas être mêlée aux histoires des Chasseurs d’Ombres.
— Mais vous connaissiez ma mère ! C’était votre voisine...
— L’Enclave a ouvert une enquête officielle, intervint Jace. Je pourrais revenir avec les Frères Silencieux.
— Oh, pour l’am...
Dorothea regarda tour à tour la porte de son appartement, Jace et Clary.
— C’est bon, entrez, dit-elle enfin. Je vous dirai se que je sais.
Elle jeta un regard noir à Jace :
— Toi, Chasseur d’Ombres, si tu racontes à qui conque que je vous ai aidés, demain tu te réveillera avec des serpents à la place des cheveux et une paire de bras en plus.
— J’aimerais bien avoir une autre paire de bras plaisanta Jace. C’est pratique pour se battre.
— Sauf s’ils sortent de ton...
Dorothea s’interrompit pour lui sourire, non sans malice.
— ... cou.
— Berk, fit Jace.
— C’est le mot qui convient, Jace Wayland.
Dorothea entra dans l’appartement en faisant virevolter les pans de sa robe comme un drapeau aux couleurs criardes.
Clary se tourna vers Jace :
— Wayland ?
— Mon nom, répondit Jace, l’air troublé. Ça ne me plait pas beaucoup qu’elle le connaisse.
Les lumières étaient allumées dans l’appartement ; une odeur entêtante d’encens envahit le hall de l’immeuble, se mêlant à la puanteur du sang.
— Je pense qu’on devrait tout de même discuter avec elle, dit Clary. Qu’est-ce qu’on a à perdre ?
— Quand tu auras passé un peu plus de temps dans notre monde, tu ne me reposeras plus cette question.